Yannick A. Fogne : « La surliquidité bancaire au Cameroun est un indicateur de la sous-performance du système financier et monétaire »
L’expert camerounais en ingénierie financière, et auteur de « Fondement du capitalisme africain et réforme monétaire » pose son regard sur la situation monétaire et financière de la Cemac.
Selon les données de la Beac, les réserves excédentaires des banques de la Cemac se sont établies à 1 074,1 milliards à fin 2021. Peut-on déjà parler d’un système bancaire en situation de surliquidité ?
Mathématiquement on peut parler de surliquidité puisque quelques banques ont des liquidités qui trainent. Mais sur le plan économique, ces liquidités ne sont ni un indicateur de l’excès d’offre de crédit, ni un indicateur de la faiblesse de la demande ; mais plutôt un indicateur de l’inadéquation entre l’offre et la demande de financements d’une part et une conséquence du coût du risque élevé, 17.5% en moyenne sur les dernières années selon la BEAC.
En effet, le système financier camerounais finance essentiellement la trésorerie et le besoin en fonds de roulement, c’est-à-dire les avances en trésorerie et les crédits à court et moyen terme, or les entreprises ont un important besoin en financement des immobilisations, par du crédit à long terme. Le compartiment des crédits à long terme qui servent à l’investissement représente moins de 5% des crédits accordés par l’ensemble des banques du Cameroun. Dans la première banque du pays qu’est Afriland First Bank, le stock de crédits à long terme était de 1,3% dans son bilan publié au 30/10/2021, soit XAF 10,5 milliards ; et c’est le même trend dans les 3 banques de tête (First Bank, Bicec et Société Générale) qui représentent presque 50% du marché du crédit. Ce sous financement des immobilisations se justifie en partie par la courte durée des ressources, avec 80% des ressources de cout terme observés dans les mêmes états financiers ; donc ce serait prendre un énorme risque de liquidité si ces banques s’engageaient dans des crédits à long terme pour satisfaire la demande.
Par ailleurs, cette faiblesse des ressources à long terme aurait pu être compensée en partie par les financements désintermédiés, mais les banques peinent encore à développer ces services au Cameroun. Ce sont les financements désintermédiés qui auraient pu permettre d’absorber les liquidités qui trainent dans certaines banques, qui pour la majorité d’entre elles sont très exposées aux créances en souffrances et ne peuvent s’engager que sur les opérations moins risquées. Avec un taux moyen ce créances douteuses de 17,5 au Cameroun, les banques les plus exposées réduisent significativement leurs financements pour se concentrer sur le recouvrement et les restructurations. Mais là encore c’est la faible diversité des produits de financement qui augmente le taux de créances en souffrances, car plusieurs défaillances de clients peuvent être attribuées à la mauvaise nature des financements qu’ils ont reçus ou un coût de financement supérieur à la rentabilité de l’activité financée. Pour le rappeler, le taux actuariel effectif global (TAEG) des crédits au Cameroun est autour de 10% pour les grandes entreprises et 18% pour les PME. En somme, si on résout ces 2 problèmes, on verra que l’économie camerounaise pourra doubler son volume de crédit en quelques années. La surliquidité évoquée n’est autre que la sous-performance du système financier et monétaire.
Depuis le mois de septembre 2020, la Beac a réactivé ses opérations de reprise. Ces opérations, qui avaient été stoppées en mars 2020, permettent généralement à la banque centrale de stériliser les réserves oisives. Comment appréciez-vous cette mesure qui ne visait ni plus ni moins qu’à mieux contenir les risques pesant sur la stabilité monétaire ?
Les noms qu’on donne aux problèmes guident les solutions qu’on leur apporte. Si on appelle les liquidités qui trainent dans quelques banques « surliquidité », la suite logique est la reprise de liquidités. Mais si on les appelle « sous-allocation de ressources », compte tenu du faible taux d’accès au crédit qui est de 2.5% de la population adulte au Cameroun contre 6% en Afrique (investir au Cameroun ; 10 mars 22) ; la suite logique est de trouver des solutions pour améliorer l’accès aux financements pour laisser l’économie absorber ces liquidés. Donc certes la mesure vise à contenir les risques sur le système financier, mais dans le moyen et long terme la BEAC et les autres autorités du système financier doivent plutôt développer les outils pour atténuer le coût du risque et améliorer l’accès au crédit.
Par ailleurs, la SND30 contient un certain nombre de solutions intéressantes pour le développement financier au Cameroun, je suis surpris que plus de 2 ans après son établissement il n’y a pas d’avancées significatives. Je m’attendais à ce qu’un certain nombre de ces solutions soit codifiées dans un projet de loi sur le développement de la finance et implémenté aussitôt, si le gouvernement veut vraiment atteindre ses objectifs de développement en 2030.
L’excédent de liquidités contraste cependant avec la situation actuellement en cours sur le marché monétaire où les banques se ruent en masse vers les injections hebdomadaires de la banque centrale. Comment expliquer cette situation ?
Les banques au Cameroun sont divisées en 2 groupes, celles du haut du pavé qui n’ont pas assez de liquidités et le reste qui ont quelques liquidités qui trainent. Les banques du premier groupe ont un taux de transformation des ressources qui approche souvent 90%, donc c’est normal qu’elles courent sur les injections de la BEAC. Mais en réalité la BEAC doit encore faire beaucoup d’efforts sur son activité de refinancement du système bancaire.
Le plus gros contraste est celui du financement de l’économie. Malgré ces excédents de liquidités, les banques peinent à financer les agents économiques. Comment comprendre cette situation ?
Oui en effet, la question du financement bancaire est une grosse problématique en Afrique subsaharienne en général, où le ratio Crédit bancaire/PIB est inférieur à 20%, contre plus de 100% pour les pays de l’OCDE et plus de 60% pour la majorité des pays asiatiques. Nous avons déjà évoqué certaines causes, mais on peut insister sur le sous-développement financier. Les entreprises ont des besoins variés, mais l’offre des banques n’est pas suffisamment adaptée. On peut aussi évoquer la qualité de l’information économique et financière disponible, la fragilité des garanties ou encore la faiblesse du système judiciaire sur les litiges commerciaux.
L’Apeecam(Association professionnelle des établissements de Crédits du Cameroun, ndlr) a émis un certain nombre de recommandations au gouvernement à ce sujet et je pense que plusieurs d’entre elles comme le fonds de garantie ou les tribunaux spécialisés sont en cours d’implémentation. Quand aux solutions plus globales comprises dans la SND30, nous attendons encore.
Comment orienter les liquidités que la Beac injecte dans le système bancaire vers le financement de l’économie ?
Au bout d’une longue bataille juridique et diplomatique, la BEAC est parvenue à aligner des compagnies pétrolières et minières sur la règlementation de change en vigueur en CEMAC et depuis le 1er janvier 2022 elles doivent rapatrier 30% de leurs avoirs en devises. Ce grand succès à l’actif du gouverneur Monsieur Abbas Mahamat Tolli apporte une marge de manœuvre épaisse à la BEAC pour soutenir l’économie. Compte tenu de la fuite des devises et du coût du risque ; il est important de procéder par des allocations de ressources ciblées, à travers la mise sur pied d’un TLTRO (Targeted Long Term Refinancing Operation). Ce LTRO peut se traduire par exemple par une ligne de 500 milliards, avec une maturité fixe de 5 ans et un taux de 1% ; dirigé exclusivement au refinancement des crédits ayant servi à l’investissement dans l’immobilier industriel, l’immobilier de bureaux, éventuellement l’immobilier commerciale et les générateurs électriques de grande capacité. Reste à la BEAC d’en définir les modalités et les collatéraux. Le taux de 1% permettrait aux banques d’appliquer un taux de 6%TTC maximum sur ces financements et sur 7 à 9 ans, permettant ainsi aux entreprises d’améliorer significativement leurs performances, étant donné que l’immobilisation de la trésorerie réduit leur fond de roulement et crée un retard de croissance chez beaucoup d’entrepreneurs.
Dans la Cemac, les banques sont très actives sur le marché des titres publics où elles financent les Etats à coup de centaines de milliards au détriment des privées. Le marché des titres publics est-il une menace au financement de l’économie ?
L’effet d’éviction est une réalité au Cameroun, où les banques privilégient les titres publics pour réduire leur exposition au risque de crédit et dans une moindre mesure au risque de liquidité, puisque la mise en pension de ces titres est possible à la Beac. Mais même ici le sous-développement financier se manifeste. Quelques compagnies comme Alios finance se sont illustrées sur le marché obligataire, et ce qui est intéressant c’est que cette opération a permis aux acteurs non bancaires de participer au financement. On a vu les compagnies d’assurance, les sociétés de gestion et les fonds d’investissement se mobiliser pour près de 60% des souscriptions. Cela signifie que si on devait se limiter au crédit bancaire, Alios n’aurait même pas eu 4 milliards ou ça aurait été très coûteux de syndiquer un crédit, pour un coût largement au-dessus de celui de l’emprunt obligataire. Donc les financements désintermédiés sont un véritable levier de financement à développer, les banques doivent absolument améliorer leur Mix financements.
Au-delà des banques, les agents économiques ont à leur disposition d’autres instruments comme la bourse, le private equity… qui progressent très peu dans la sous-région. Comment en faire des alternatives concrètes au financement bancaire ?
Effectivement, la Bvmac(Bourse des Valeurs mobilières d’Afrique centrale, ndlr) anciennement Douala stock Exchange peine toujours à décoller après 20 ans d’existence, avec seulement 5 sociétés cotées à ce jour (Semc, Safacam, Socapalm, SIAT Gabon et La Régionale), pour moins de 150 milliards de capitalisation et un taux de liquidité qui reste extrêmement faible à moins de 1% de titres échangés par séance de cotation. La Bvmac a mis sur pied un contrat de liquidité pour palier à l’illiquidité, mais je doute fort que ce soit une solution pérenne, car cela va juste transférer et stocker les actifs entre les mains des sociétés de bourse qui auront du mal à se défaire de leurs positions.
Moi je pense que la Bvmac et les autorités de la Cemac doivent revoir substantiellement leur stratégie de développement de la bourse et la recentrer autour de l’humain. L’introduction en bourse et la vie boursière d’une entreprise est un processus complexe et exigeant en termes de valorisation à la juste valeur, de communication financière, de transparence, de priorisation de la rémunération du capitale, d’exposition aux OPA hostiles, de conservation du contrôle ou encore des orientations stratégiques. Or dans notre environnement le modèle dominant est celui des entreprises familiales, où généralement les dirigeants n’entendent rendre de comptes à personne, même le banquier peine souvent à avoir une vision claire de la situation financière et la cartographie des risques de l’entreprise. Etant donné que les mesures fiscales avaient déjà été prises sans effet ; je pense que pour amener ces entreprises à sortir de leur cocon et s’ouvrir à la sous-région, pour les amener à vaincre la peur de l’inconnu, il n’y a pas meilleur moyen que la formation.
Ce serait par exemple intéressant si le ministère des finances sortait une directive sur la sécurité et le développement du système financier, dans laquelle il incite les banques à mettre sur pied à l’endroit des entreprises systémiques, des covenants pour baisser le coût du risque et un certificat de management financier pour les outiller en matière d’opportunités boursières ou private equity. Beaucoup ne pensent pas à la bourse juste parce que les principaux dirigeants en ont une connaissance très limitée des enjeux, des opportunités et des risques. Plus les dirigeants d’entreprises en seront édifiés, plus elles seront favorables à y aller, comme demandeuses ou apporteuses de capitaux. Etant donné que les banques ont aussi ces compétences à développer, le certificat peut se faire sur 2 niveaux, celui des entreprises et celui des établissements financiers. C’est lorsque tout le monde parle le même langage que les choses avancent vite. Je suis persuadé que l’amélioration du mix financements apportera une bonne solidité à l’économie.
Propos recueillis par Cédrick Jiongo