Règlementation des changes : comment les entreprises pétrolières manœuvrent pour faire échouer la Beac
Recrutement de lobbyistes américain et africains, campagnes médiatiques, lobbying auprès des dirigeants de la sous-région, pressions diplomatiques...les compagnies minières et pétrolières qui opèrent en Afrique centrale ont décidé d’utiliser tous les moyens pour que lumière ne soit jamais faite sur les revenus réels générés par l’exploitation des ressources naturelles. Soutenue par le FMI, la Banque des Etats de l’Afrique centrale (Beac) est pourtant résolue à y parvenir, conformément au mandat que les Etats lui ont confié en 2018. Enquête sur un conflit dont les enjeux se mesurent en milliers de milliards FCFA.
Recrutement de lobbyistes américain et africains, campagnes médiatiques, lobbying auprès des dirigeants de la sous-région, pressions diplomatiques…les compagnies minières et pétrolières qui opèrent en Afrique centrale ont décidé d’utiliser tous les moyens pour que lumière ne soit jamais faite sur les revenus réels générés par l’exploitation des ressources naturelles. Soutenue par le FMI, la Banque des Etats de l’Afrique centrale (Beac) est pourtant résolue à y parvenir, conformément au mandat que les Etats lui ont confié en 2018. Enquête sur un conflit dont les enjeux se mesurent en milliers de milliards FCFA.
La Beac est résolue à faire la lumière sur les revenus réels générés par l’exploitation des ressources naturelles, bien que les compagnies minières et pétrolières opérant en zone Cemac ne soient pas du même avis. Enquête sur un conflit dont les enjeux se mesurent en milliers de milliards FCFA.
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«Depuis le départ, l’approche de la Beac a toujours été graduelle et pédagogique. Surtout en ce qui concerne les secteurs des mines et des hydrocarbures, dont nous n’ignorons pas les contraintes. En interne, nous nous sommes dit que c’est chaque entreprise qui est responsable devant la réglementation. Pas un syndicat, ni un groupe d’entreprises. En conséquence, nous avons décidé de mener des négociations avec chacune d’entre elles pour qu’elles nous disent ce qui ne va pas, quels sont ses problèmes et comment on peut l’aider à respecter le texte réglementaire. C’est ainsi que nous avons engagé des discussions avec les principales sociétés du secteur (SNH, Total…)», commence une source proche du dossier à la Banque centrale. «Nous avons donc écrit à 150 sociétés pétrolières productrices, leurs sous-traitants, aux transporteurs, aux raffineurs, aux sociétés de stockage…pour les inviter à ces discussions», poursuit la source de EcoMatin.
Soucieuses de ménager les plus grandes chances de réussite à leur démarche, les miniers et pétroliers de la sous-région, qui se mobilisent depuis deux ans pour se soustraire à cette réglementation jugée «excessivement agressive» pour leurs opérations internationales, préfèrent parler d’une seule voie. Ce qui, à l’échelle de la sous-région, est assez rare pour être souligné. Un avocat d’affaires, le lobbyiste américain Steven Galbraiht qui représente le Cabinet Slaughther c, est recruté dans la foulée, pour négocier au nom de toutes les entreprises du secteur avec la Beac. Conciliant, le gouverneur instruit dans un premier temps à ses équipes en charge du dossier d’accepter ce mode opératoire. Des discussions commencent avec cet intermédiaire en début d’année 2020, Covid-19 oblige, par visio-conférence. «Au bout de deux séances, nous nous sommes rendus compte qu’il ne nous était pas utile. Il est avocat, pas pétrolier. Et chaque fois qu’on lui posait des questions, il n’y répondait pas, demandant à consulter ses mandants au préalable».
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Face à ce qui s’apparente à un enlisement organisé, les équipes de la Beac décident de ne plus discuter avec l’Américain, et de refaire un nouveau programme avec chaque entreprise. Levée immédiate de bouclier, côté pétroliers et miniers, lesquels exigent que les négociations soient collectives, et qu’y soient associés, au surplus, les représentants des Etats de la sous-région. Refus de la Beac. «Comment aurions-nous pu l’accepter ? Ce mandat, ce sont les Etats qui nous l’ont confié. C’était une option politique. Ce qui est en discussion, ce sont les aspects techniques de la réforme, qui ne nécessitent plus la présence des Etats qui s’étaient déjà prononcés en amont sur les aspects politiques», explique ce responsable de la Beac. Nouveau blocage, nouvelles levées de bouclier.
Convocation
Au Cameroun, au Gabon, au Tchad notamment, la Banque centrale est vivement critiquée dans les médias. Dans le même temps, un intense lobbying est mené par le secteur minier auprès des plus hautes autorités publiques de la sous-région. Si, officiellement et en public certains ministres disent soutenir la réforme, en, coulisse, les mêmes manœuvrent, auprès de leurs chefs d’Etat pour, y faire échec. «Le gouverneur de la Beac vient d’être convoqué par un chef d’Etat de la sous-région. Selon nos informations, c’est, entre autres, pour appeler son attention sur certaines questions soulevées dans les plaintes qu’il reçoit des entreprises pétrolières opérant dans son pays. Mais heureusement, tous nos chefs d’Etat sont parfaitement conscients de la nécessité de le soutenir pour l’aboutissement de cette réforme», indique la source de EcoMatin.
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Ne ménageant aucun moyen, des multinationales du secteur n’hésitent plus à mettre à contribution le personnel diplomatique des pays qui abritent leurs sièges pour infléchir la position des Etats de la sous-région. Selon les informations de EcoMatin, l’ «affaire» de la réglementation des changes revient très souvent dans les discussions entre les chefs des missions diplomatiques accrédités dans la Cemac ou leurs représentants et les officiels de la sous-région.
Le but ultime de toute cette campagne qui a gagné en ampleur ces dernières semaines? Parvenir à un démantèlement de certaines dispositions de cette réglementation, ou à tout le moins, obtenir purement et simplement une réécriture de l’instrument juridique communautaire dans le sens de faire sortir les entreprises des secteurs minier et pétrolier de la liste des assujettis au règlement Cemac portant réglementation des changes dans la sous-région, et de circonvenir ainsi la Banque centrale. «Combien de secteurs économiques ont autant besoin que le nôtre, dans la configuration actuelle, d’autant d’opérations internationales pour leurs activités on-shore ? Ces opérations doivent être financées en devises, avec des délais et des contraintes particulièrement exigeants. Ce n’est donc pas une rébellion, mais la demande d’une prise en compte des particularités de notre domaine», se défend, volontiers cocardier, un ingénieur camerounais employé par la Société nationale de Raffinage (Sonara).
«Ces restrictions entraîneront un tarissement des investissements étrangers en Afrique centrale. L’accès au financement étranger pour les entreprises locales, qui était déjà un défi, semble désormais insurmontable. Les banques étrangères, les fonds spéculatifs et les autres bailleurs de fonds traditionnels et non traditionnels ne soumettront pas leurs investissements à de telles restrictions. Les entreprises étrangères continueront de renforcer leur position pour desservir l’industrie depuis l’étranger, au détriment des entreprises locales et des emplois locaux dans le secteur », assure depuis le 9 novembre dernier, le directeur général d’Apex Industries Equatorial Guinea et président exécutif, pour la zone CEMAC, de la Chambre Africaine de l’Energie (CAE), Leoncio Amada Nze.
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«Il est temps de défendre les emplois dans la région de l’Afrique centrale. Un bon point de départ serait la suspension par la Banque centrale de la nouvelle réglementation des changes qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2021», pose le communiqué publié par l’influent lobbyiste sur le site internet de ce réseau africain.
Action en justice
Accusant la Beac de «détruire l’emploi, l’investissement et les opportunités pour les entrepreneurs pétroliers et gaziers locaux», la CAE a d’ailleurs annoncé, le 21 octobre 2020, sa décision d’intenter «une action en justice pour obtenir une injonction pour arrêter la mise en œuvre de la réglementation imprudente des changes (forex) de la Banque des États de l’Afrique centrale (Beac) qui est anti-africaine, contre les petites entreprises et contre les investisseurs».
«Notre objectif c’est le contrôle des flux d’opérations et la rétrocession des devises. Le problème avec les entreprises des secteurs pétrolier et minier, c’est qu’elles choisissent de domicilier tous leurs revenus en devises ou presque dans des comptes off-shore, c’est-à-dire des comptes ouverts dans des banques hors zone Cemac. Ce qu’on leur explique c’est qu’autant les entreprises exportatrices des autres secteurs économiques sont obligées de rapatrier tous les avoirs en devises générés par leurs opérations internationales, autant l’économie sous-régionale attend d’elles qu’elles rapatrient aussi la totalité de leurs recettes en devises. Mais nous avons compris que, compte tenu de la sensibilité de leur secteur et des obligations de paiements qu’elles ont à l’étranger, elles ne peuvent pas le faire. Nous cherchons maintenant à savoir où mettre le curseur pour que seule la part justifiée de leurs avoirs en devises nécessaire à ces opérations reste à l’étranger et que l’autre part soit rapatriée», répond un autre cadre de la Beac. Qui poursuit : «Imaginons même au pire qu’elles doivent utiliser tous leurs revenus en devises pour leurs achats et paiements internationaux. Elles ne feraient pas toutes ces opérations le même jour. Rapatrier une partie de ces avoirs nous permettrait de gérer les flux transactionnels des importations et des exportations de tous les secteurs économiques. Donc nous n’exigeons pas qu’elles rapatrient tous ces avoirs. Mais au moins, qu’elles rapatrient la part dont elles n’ont pas besoin pour leurs opérations internationales les plus urgentes».
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Le premier responsable de la Beac interrogé par votre journal n’est pas loin de cette position : «Il s’agit de milliers de milliards Fcfa. Ce qu’on peut engranger en ressources stables est très important. Au Gabon par exemple, ils avaient évalué ces ressources en devises à 2000 milliards Fcfa. Pour le Cameroun, les estimations les plus basiques les pondèrent à au moins 3000 milliards Fcfa, c’est-à-dire la moitié des avoirs de notre compte d’opérations. Cela pourrait faire augmenter le taux de couverture extérieure de notre monnaie de 30%. De plus, nous avons les flux courants, les règlements courants, qui n’ont pas besoin d’être domiciliés à l’étranger. Si ces entreprises pétrolières rapatriaient leurs avoirs, cela permettrait de gérer les flux de sortie des fonds des autres secteurs de l’économie» soutient-il.
Au plan monétaire, dont la politique sous-régionale a été confiée à la Beac, les enjeux excèdent largement le cadre du renforcement de la position extérieure de la sous-région. Parce qu’ils sont l’une des sources de la création monétaire, les avoirs en devises jouent un rôle de premier ordre au plan économique. Confrontées à d’importants besoins en financements et souvent obligées de s’endetter à des taux élevés pour y faire face, les économies de la sous-région trouveraient, dans ces avoirs en devises, une source de financement à moindre coût. De sorte que l’une des fonctions économiques les plus importantes du secteur minier en général et du secteur pétrolier en particulier, dont l’offre d’emplois reste globalement faible (en comparaison avec d’autres secteurs comme l’agro-industrie par exemple), est justement de ramener à la sous-région, ces avoirs en devises.
Transparence
Au-delà de ces questions techniques, et en dépit de la volonté des cadres de la Beac de ne s’en tenir qu’aux considérations économiques et financières du dossier, les ressorts profonds de cette réforme sont d’ordre politique : une plus grande transparence dans la gestion des revenus des ressources naturelles de la sous-région. Le régime des autorisations (en matière d’ouverture de comptes à l’étranger), et les niveaux de contrôle (des transactions effectuées au débit ou au crédit desdits comptes) dévolus à la Beac par le règlement du 21 décembre 2018 réduiraient, en cas d’application effective, les capacités dissimulatrices des entreprises minières et pétrolières de la sous-région sur les revenus réels générés par l’exploitation desdites ressources naturelles.
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«Si ces entreprises sont autant déterminées à faire échec à cette nouvelle règlementation, c’est surtout parce que dans la situation actuelle, même nos Etats n’ont pas les moyens de savoir avec exactitude le montant de leurs chiffres d’affaires, le commerce et la finance internationales, leurs spéculations, leurs zones grises et sombres étant le terrain de prédilection de ces entreprises. A partir de ce moment, même les recettes fiscales perçues sur la base de leurs déclarations forcément partielles de revenus ne sont pas optimales», croit savoir un des informateurs de votre journal.
Résolue, malgré la prorogation du 5 novembre 2020, la Beac aurait donc décidé, selon les informations de EcoMatin, de maintenir son approche : des discussions Be to Be avec chaque acteur, comme Total, Perenco…avec possibilité pour ces derniers, d’y faire participer les représentants de leurs maisons-mères respectives. L’objectif étant d’amener toutes ces entreprises à lui fournir, au plus tard le 30 avril 2020, «la liste des comptes onshore et offshore ouverts à ce jour (y compris les comptes logeant les fonds de remise en état des sites, dits fonds RES) ; les informations, pour chaque compte listé, sur la banque domiciliataire, le numéro et l’intitulé du compte, la devise du compte, la date d’ouverture, l’objet du compte (compte adossé à un emprunt, compte de fonds RES, compte de règlement fournisseurs, sous-traitants, compte d’encaissement des recettes, etc.); le relevé le plus récent de chaque compte sur un (01) mois ; les conventions des différents comptes ; les conventions de prêt, emprunt, placement signés avec des banques et/ou autres organismes financiers situés hors de la CEMAC, et en fin, les contrats pétroliers et miniers», ainsi que précisé dans la décision du gouverneur de la Banque centrale du 5 novembre 2020.
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«Dans d’autres pays dans lesquels ces entreprises opèrent, comme en Angola, au Nigéria, les réglementations sont plus dures. Mais elles s’y soumettent. Pourquoi pas chez nous ? Sans doute parce qu’elles ont parfaitement conscience de la pétro-dépendance de nos Etats. Elles n’hésitent donc pas à user et même abuser de cette position dominante. C’est ce cercle vicieux que les chefs d’Etat de la sous-région, encouragés par nos partenaires techniques et financiers essayent de briser à travers cette réforme. En se liguant contre nous, ils se trompent d’adversaire.» assure-t-on à la Beac.