Loi de finances 2022 : pourquoi l’article 93 devrait être suspendu, clarifié et complété pour l’exercice 2023
Yannick A. Fogne est un ingénieur financier, auteur de « Fondement du capitalisme africain et réforme monétaire » ; dans cette tribune libre, il porte un regard analytique l’imposition des organismes à but non lucratif au Cameroun tel que prévu dans la loi de finances 2022.
La loi des finances 2022 en attente de promulgation au Cameroun porte en son sein un article qui fait couler beaucoup d’encre et multiplie les bruits de couloir; l’article 93 portant sur l’imposition des organismes à but non lucratif, et plus précisément les tontines. A travers cet exposé en 3 points nous revenons sur les raisons sociales, économiques et comptables qui devraient motiver la suppression pure et simple de cet article dans la loi de finances 2022 avant promulgation par le président de la République son Excellence Paul BIYA.
Les tontines sont un outil de solidarité qui existe depuis la nuit des temps dans notre société, sous le principe de “l’union fait la force”. Ce principe va être emprunté par le capitalisme pour créer le système de mutuelles, chers aux pays occidentaux. C’est face à l’exclusion financière des régimes coloniaux et néo-coloniaux que l’activité financière va rapidement se développer dans les tontines, sans pour autant tuer l’esprit de solidarité qui est son socle. Elles ont été l’instrument de résilience par excellence dans les années de crise au Cameroun et malgré les pressions étrangères à travers la voix des personnes comme le sieur Philippe JURGENSEN, Directeur générale de la caisse Française de développement, le président Paul BIYA a toujours refusé de s’attaquer à ce patrimoine social et culturel national.
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Certes aujourd’hui il peut exister des tontines dont l’activité est impressionnante, mais en nombre elles ne représentent pas au-delà de 5% et des règles particulières peuvent être consacrées à cette petite frange. Mais pour l’immense majorité, l’article 93 de la loi des finances 2022 sonne comme un acte de dissolution, puisqu’elles ne peuvent pas se mettre à fonctionner comme des entreprises ordinaires, avec des comptables pour les déclarations fiscales mensuelles, paiement des acomptes et toute la gestion de la relation avec le fisc. Pour le rappeler, beaucoup d’entre elles ne sont même pas capables de payer environ 144 000 FCFA annuel de frais de tenue de compte et de virements dans les établissements financiers pour entretenir le compte courant devant servir au paiement des impôts.
Pour ce qui est des recommandations dans le cadre des ajustements structurels, la razzia fiscale envers les populations est une balle que le gouvernement se tire dans le pied, car elle asphyxie des talentueux entrepreneurs dès la base, ceux-là même dont la croissance à terme permet d’élargir l’assiette fiscale. Il faut laisser les mangues mûrir !
Si en 2019 les populations ont échappé in extremis aux délestages électriques en cas de non paiement de l’impôt et à la fameuse taxe sur les téléphones en 2020, cette année on en est à l’impôt sur la solidarité sociale et économique, puisque c’est ce qu’est une tontine. Elles servent pour la majorité à scolariser les enfants et à équiper les lieux de vie, raison pour laquelle c’est souvent en août ou septembre que les fonds sont redistribués. C’est la mort de l’initiative sociale et le droit à la sociabilité lui-même qui sont en jeu dans cet article 93.
Par principe, l’impôt est prélevé sur la richesse générée par l’activité des contribuables. Ici il est donc indispensable de cerner l’assiette fiscale dans les organisations à but non lucratif, c’est à dire en quoi les intérêts payés par des membres de la tontine pour être par la suite redistribués aux membres sous formes de fournitures scolaires , fêtes et autres initiatives sociales pourraient être assimilés à des revenus commerciaux imposables, jusqu’où ça reste du social et quelle est la frontière avec le commercial? Faut Il le rappeler, le principe des intérêts dégressifs apparaît dans les tontines dans le désir de départager les membres de la tontine qui tous voulaient bouffer en premier. Il fait partie intégrante du fonctionnement de la tontine.
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Comme organisation à but non lucratif, il est aussi indispensable de déterminer en quoi les revenus des églises, des mosquées et autres seraient matière à imposition et sur quel périmètre ?
Dans des organisations où il n’existe pas de salaires pour l’équipe administrative, où les locaux et diverses charges sont gracieusement offerts ou couverts par les membres, où les défaillances financières de certains membres sont supportées par d’autres, il faut pouvoir cerner ce qui rentre dans l’assiette fiscale, c’est à dire une politique des charges déductibles et des produits y afférents. Puisque l’esprit de l’article 93 est de transposer les principes de la finance dans les tontines et autres organisations, il est indispensable de définir la politique de provisionnement et d’amortissement qu’elles doivent observer.
Nous pensons que le sujet d’imposition des tontines et autres organisations à but non lucratifs sur des activités inhérentes à leur fonctionnement est assez complexe pour être résumé en quelques lignes de lois des finances.
A titre de rappel, les activités extra-tontines sont déjà taxées sur les principes des activités à but lucratif, à l’instar des taxes sur les placements et autres opérations.
Suivant le principe de déductibilité des charges, chaque contribuable a le droit de déduire les charges qui ont effectivement contribué à la production de son résultat, et les charges qui n’ont pas contribué sont des charges non déductibles. Dans ce cas, nous allons prendre un petit exemple pour illustrer. :
SIMULATION REVENUS D’INTÉRÊTS DE TONTINES | CHARGE | PÉRIODE | TOTAL |
Salaire 4 membres du bureaux et comptable: | 400 000 | 12 | 4 800 000 |
Frais divers de compte courant paiement impôts | 12 000 | 12 | 144 000 |
Loyer 100 000 FCFA/MOIS | 100 000 | 12 | 1 200 000 |
Amortissement et provisions | – | ||
TOTAL | 6 144 000 | ||
Pour un taux d’intérêt moyen perçu par les tontines de 5%, le capital nécessaire pour obtenir 6 144 000 de revenus est de : | 122 880 000 | ||
On arrive donc à la conclusion qu’une tontine doit avoir un fonds permanent d’au moins 123 millions de FCFA, placé à un taux moyen de 5% pour espérer dégager une marge. | |||
L’acompte de 1.1% par mois, soit 13.2% par an, serait donc une simple taxe sur l’existence de la tontine et non un impôt sur son activité. | |||
NB: ceci est juste une simulation incomplète pour illustrer combien l’acompte de 1.1% est péremptoire pour les tontines de petites et moyennes tailles. |
3. Sur le plan économique :
Selon le rapport ‘pwc-paying-taxes-2017 (page 14)’, le taux global d’imposition au Cameroun est de 57.7%. Ce chiffre est ainsi parce que les acomptes fiscaux sont assis sur le chiffre d’affaires et non les bénéfices. C’est donc l’impôt rapporté aux bénéfices que le cabinet PWC retrouve 57.7%. Ce taux est l’un des plus élevés au monde et si certains acteurs disent que le ratio impôts/PIB est à améliorer au Cameroun, c’est simplement parce que trop d’impôts tue l’impôt (Arthur Laffer). c’est à dire que plus il y a d’impôts plus les contribuables ont tendance à rentrer dans l’informel et la fraude pour se dissimuler, aussi à pratiquer les activités moins risquées comme le commerce, au détriment de l’industrie.
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Aujourd’hui l’administration fiscale camerounaise a besoin de construire une relation de confiance avec les contribuables pour que ces derniers sortent de l’informel, mais cet article 93 de lois des finances va dans le sens inverse. Se sentir pourchassé jusque dans la cellule familiale, puisqu’une bonne partie des tontines est basée sur le socle familial; est une raison de plus pour ne pas s’afficher. Le fisc ne doit pas paraître comme une menace aux yeux du contribuable, c’est cet état de choses qui dissuade l’entrée en bourse des entreprises et réduit à presque 0 les activités de private equity dans les banques camerounaises. La méfiance et la défiance entre ces 2 parties coûte des points de PIB au Cameroun chaque année.
Pour ceux qui ont l’habitude de comparer la fiscalité camerounaise à celle de la France, il est important de rappeler qu’une entreprise n’a que 2 façons de financer son développement; par les fonds propres et par le crédit. La France est un pays où le crédit aux entreprises est disponible sous toutes les formes, avec un coût raisonnable. Selon la Banque des règlements internationaux, la dette des entreprises françaises était de 169% du PIB français en mars 2021. A contrario, celle des entreprises camerounaises est moins de 20% du PIB et le coût exorbitant. Donc la fiscalité française, bien qu’élevée, n’est pas économicide, car l’Etat a construit un système solide qui permet l’accès au crédit et soutiens multiformes pour le développement des entreprises.
Au Cameroun, faute de crédit aux conditions favorables et faute de ressources propres, car confisquées par la fiscalité, on ne peut pas s’attendre à un développement économique qui permette par la croissance à l’État de payer ses dettes. Pendant que le pays est à 57,7% de taux global d’imposition, le Nigéria lui est à 34%, ce qui amène certaines entreprises comme Guinness à produire au Nigéria pour distribuer au Cameroun. Cette concurrence fiscale sera encore plus accentuée avec l’entrée en vigueur de la ZLEC, car les pays comme le Ghana (32.7%), la Côte d’ivoire ( 53%), le Rwanda (33%), le Kenya (37%), l’Egypte (43.5%) et bien d’autres seront les plus sollicités pour produire et distribuer dans le reste du continent.
Par ailleurs, nous allons revenir sur les raisons avancées pour cet article de loi, à savoir le programme d’ajustement structurel.
En effet, le programme d’ajustement structurel 2017 avec sa facilité élargie de crédit n’a rien de structurel. Pour qualifier de ‘structurel’ il faut s’attaquer aux causes structurelles du défaut de l’Etat dans ses engagements. Il est de notoriété publique que le déficit commercial liée à l’importation des produits de base est la première cause des sorties de devises du Cameroun et prive le pays des ressources pouvant aider au service de la dette. Adopter un programme pour aménager les finances du pays sur le long terme revient donc à s’attaquer à ces déficits-là.
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Dans les années 1980, les pays africains avaient bénéficié des programmes d’ajustement structurels tout comme certains pays asiatiques comme la Thaïlande, la Malaisie ou encore l’Indonésie. Contrairement aux pays africains qui avaient toujours orienté leurs programmes vers la consommation comme l’accord portant facilité élargie de crédit de 666 millions de dollars du Cameroun en 2017, les pays asiatiques eux avaient orienté les leurs vers la production. Ainsi, pendant que le PNB progressait de 4,9 % en Thaïlande, 2,4 % en Malaisie, et de 2,2 % en Indonésie, les pays africains ont continué à accumuler les déficits jumeaux budgets/balance des paiements, jusqu’à la dévaluation monétaire de janvier 1994 et les privatisations qui ont suivi. Il est donc curieux que quelques années plus tard on reprenne les mêmes et on recommence la même expérience. En réalité, les avances servies ne peuvent pas produire les ressources pour leur remboursement, raison pour laquelle le FMI met l’accent sur la pression fiscale dans un pays qui en est déjà à 57.7% des bénéfices.
Nous préconisons donc au gouvernement de renégocier le programme d’ajustement structurel avec le FMI, en vue d’acquérir les liquidités nécessaires pour des équipements agricoles à mettre en location dans le modèle ‘Mat géni’, pour permettre aux agriculteurs de consacrer leurs ressources à l’élargissement de leurs surfaces cultivées et à l’amélioration de leur productivité, plutôt que dans l’immobilisation en machines. Cette facilité est capable de booster la production agricole de 30% en 1 an.
Dans un pays où le système bancaire consacre moins de 4% de ses financements au long terme, avec pour cause principale la nature court terme des ressources, la seconde piste de réformes est celle de la SNI et de la BDEAC, pour permettre à ces 2 institutions de financer suffisamment le haut des bilans des entreprises afin de booster la production industrielle locale. Le financement des immobilisations est capital pour la sortie des PME du secteur informel, car une fois qu’une entreprise dispose d’un siège et des installations convenables, elle change la façon dont elle se conçoit elle-même, elle se projette plus dans le long terme et initie des projets plus ambitieux. C’est l’agrégation des ces progrès individuels qui crée la croissance inclusive pour le pays.
Rejet pure et simple de la l’article 93 de la loi des finances 2022
Compte tenu de notre exposé, la meilleure action du président de la République au sujet de l’article 93 de la loi des finances 2022 est un rejet pur et simple. Pris en l’état, il est une porte ouverte à tout genre d’arbitraire et abus de pouvoir, à une époque où le Cameroun n’a pas besoin de nouveaux foyers de tension sociale. Par contre, il est impératif pour le gouvernement de renégocier le programme d’ajustement structurel pour financer la production, car seule la croissance économique permettra d’élargir l’assiette fiscale tout en maintenant la paix sociale.