Le covid-19 relance le débat sur la monnaie binaire
Le gouvernement, le secteur privé et la communauté scientifique sont unanimes que l’appartenance du Cameroun à la zone franc plombe la compétitivité de l’économie locale, mais l’intérêt d’une monnaie nationale fait encore débat.
Dans ses propositions pour limiter l’impact négatif du covid-19 sur les PME camerounaises présentées à Douala le 2 avril 2020, le patronat Entreprises du Cameroun (Ecam), propose au gouvernement d’envisager « la distribution aux ménages de bons publics de consommation en produits de première nécessité, convertissables auprès des institutions financières exclusivement par les entreprises agréées à les recevoir en contrepartie des ventes de leurs produits et services. » Le transfert d’argent en monnaie électronique étant l’option la plus efficace, selon Ecam.
L’idée de distribuer des bons publics comme moyens d’achat d’un certain type de produits locaux n’est pas nouvelle au Cameroun. Elle est notamment défendue depuis 2007 par l’économiste Dieudonné Essomba qui l’a théorisée sous le concept de « monnaie binaire ». Du point de vue opérationnel, explique-t-il, « l’Etat du Cameroun pourrait financer son développement en émettant la monnaie-trésor ex nihilo, suivant le modèle de la planche à billets actuellement en vigueur aux Etats-Unis et dans l’Union Européenne, en particulier pour subventionner l’agriculture et l’industrie locale et relancer la consommation en restaurant la bourse dans les universités, en augmentant les salaires et en appuyant les ménages pauvres. L’impossibilité d’utiliser cet argent pour importer oriente ainsi la demande sur la production locale, contrairement au CFA qui a des effets contraires. »
Dans la même veine, le banquier Nicaise Amougou indiquait à l’occasion d’un forum économique organisé par le groupe Lothe Consulting Assurance, le 28 septembre 2019, que la monnaie binaire peut être une très bonne chose pour des pays sous -développés. Monnaie relai à une grande monnaie qui permet de traiter des échanges locaux, la monnaie binaire « permet de fluidifier les échanges même pour les plus petits porteurs qui n’ont rien à faire avec des réserves de changes », explique-t-il.
Précieuses devises
Bien plus, justifie le banquier, la monnaie binaire peut cohabiter parallèlement avec le FCFA sans qu’il y ait des soucis. On ne perd donc rien à essayer. « Surtout que ça permettra la véritable inclusion financière des petites bourses. Par exemple, la grand-mère du village quand elle veut acheter son savon, elle n’a pas besoin du CFA parce qu’elle n’a pas de problème d’échange, de parité avec l’euro, tout ça ne la concerne pas. Elle a juste besoin d’avoir une monnaie locale ».
En face, d’autres analystes doutent de l’impact positif de la monnaie binaire sur le tissu productif local. Après une série de simulations sur le marché du vêtement et de la tomate, l’économiste Mebene, observe que « la monnaie binaire, telle que décrite par M. Essomba ne sera efficace que si les couturiers camerounais sont déjà compétitifs, et ont eu des gains de productivité par ailleurs (avant la monnaie binaire). La question de la compétitivité existante aujourd’hui n’est donc pas résolue par la monnaie binaire ». En d’autres termes, la compétitivité du tissu industriel local est un préalable à la monnaie binaire. Elle n’en saurait être la conséquence.
De fait, le gouvernement classe la problématique de la monnaie parmi les « menaces, risques et hypothèques » de sa vision du développement du Cameroun à long terme, Cameroun Vision 2035. « Si l’arrimage du FCFA à l’Euro permet d’imposer une parité fixe qui évite les dérives et assure sa crédibilité internationale, elle porte néanmoins deux lourdes hypothèques : tout d’abord, elle prive le Cameroun d’un instrument majeur de gestion économique, la politique monétaire, ce qui est un handicap considérable pour l’appropriation d’une stratégie volontariste du développement ; d’autre part, l’arrimage à l’Euro qui s’est révélée une monnaie très peu flexible entraîne une survalorisation permanente du FCFA, un ralentissement des exportations et un surenchérissement des importations qui obèrent considérablement la compétitivité de l’économie nationale. (…) », lit-on dans le document de travail du Cameroun Vision 2035.
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Comprendre la monnaie binaire
Selon Dieudonné Essomba, « l’idée de la Monnaie binaire repose sur le raisonnement suivant : lorsqu’un Camerounais veut acheter les habits, il va presque à coup sûr vers la friperie européenne ou les habits chinois, car ceux-ci sont moins chers ou plus perfectionnés que les habits produits au Cameroun. Comme tous les habits se vendent en CFA, les produits nationaux sont battus, et le développement d’une industrie nationale de l’habillement devient impossible. Mais, si le même Camerounais disposait en même temps du CFA normal et du CFA local, il serait obligé de consacrer le CFA local aux produits locaux et par suite, aux habits camerounais, car il ne peut rien acheter à l’étranger avec cet argent. Comme il est déjà habillé, il ne trouvera plus intérêt à importer des habits ; il dépensera donc son CFA normal qui est convertible à l’achat des biens difficiles à produire localement, du fait de leur technicité et de leurs coûts.
Comme on peut le voir, cette seconde monnaie vise à créer un marché aux biens que le Cameroun peut fabriquer puisque conforme à son niveau technique, tout en les préservant d’une ruineuse concurrence venant de l’étranger. En même temps, elle oriente les Camerounais uniquement vers des biens étrangers qu’ils ne peuvent pas eux-mêmes fabriquer comme les voitures (…) C’est cette technique consistant à émettre une Monnaie qui ne sort pas, à côté d’une autre Monnaie qui peut sortir qu’on appelle ’’Monnaie Binaire’’. »