Finances : le Cameroun ciblé par une enquête sur le blanchiment d’argent
Le Groupe d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique centrale (Gabac) lance en juin prochain une étude qui soupçonne les propriétaires immobiliers de construire des immeubles sans rapport apparent avec les ressources de leurs promoteurs.
Cameroun, Centrafrique, Congo, Gabon, Guinée équatoriale, RD Congo et Tchad. Voilà les pays qui sont la cible du Groupe d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique centrale (Gabac) dans le cadre d’une enquête sur le blanchiment à travers l’immobilier. Le début de l’étude commence en juin 2019 sur une durée de neuf mois. Un rapport d’étape sera présenté par le président du Groupe de travail lors des travaux du Groupe risque tendances et méthodes qui se tiendront à Malabo en Guinée équatoriale, RDC, Tchad. Le rapport final de l’étude de typologies sur l’immobilier sera présenté par le président du Groupe de travail lors de la plénière du Gabac qui se tiendra à Libreville au Gabon en mars 2020.
Pourquoi le Cameroun et d’autres pays sont ciblés par l’enquête du Gabac ? Le Groupe répond que, les grands centres urbains de la sous-région Afrique centrale connaissent depuis quelques années un développement du secteur immobilier sans précédent caractérisé par la construction et l’érection d’importants et nombreux immeubles sans rapport apparent avec les ressources de leurs promoteurs. Le secteur immobilier ici est perçu au sens large et intègre les grands domaines agricoles et autres acquisitions immobilières diverses.
Selon le Groupe d’action, « l’investissement massif dans le secteur immobilier est susceptible de représenter une technique de blanchiment dont la finalité serait d’intégrer des fonds d’origine criminelle dans le circuit légal
En outre, l’on observe une arrivée massive d’investisseurs étrangers dans le secteur immobilier dont l’identité, l’origine et la traçabilité du patrimoine et des fonds sont incertains, comme en témoignent les cas de typologies relevés par les Agences nationales d’investigation financière de la Cemac, le dernier rapport du programme d’évaluation du système financier du Fonds monétaire international ; les différentes discussions au sein du Groupe risques, tendances et méthodes de la Commission technique du Gabac.
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Suspicions
Selon le Groupe d’action, « l’investissement massif dans le secteur immobilier est susceptible de représenter une technique de blanchiment dont la finalité serait d’intégrer des fonds d’origine criminelle dans le circuit légal avec pour corollaire, de discréditer l’environnement économique global, de perturber le développement de la mise en œuvre des infrastructures en zone urbaine par l’Etat du fait de l’occupation des zones stratégiques par des acteurs peu scrupuleux, de drainer des flux illicites de capitaux inhérents au secteur de l’immobilier et les autres activités illicites et criminelles. Au niveau local et international ».
Eu égard au développement de ces risques et à la criminalité multiforme qui sévit dans certains Etats de la sous-région, il a paru opportun que dans le cadre de sa mission d’évaluation des tendances de blanchiment des capitaux et des risques de financement du terrorisme, d’accompagnement des Etats dans la mitigation des phénomènes de criminalité financière, le Gabac puisse mener une étude sur les vulnérabilités au blanchiment d’argent liés au secteur de l’immobilier afin d’évaluer l’ampleur du phénomène, d’en identifier les acteurs et les modes opératoires, apprécier l’efficience du dispositif règlementaire, pour proposer les moyens d’éradication.
En outre, le Groupe d’action financière (Gafi) a récemment révisé ses 40 recommandations en matière de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme dans le monde afin de s’adapter à l’évolution des tendances en matière de criminalité financière. Ces amendements intègrent aussi des dispositions pour clarifier et renforcer le rôle des Entreprises et professions non financières désignées (Epnfd). L’un des points forts des nouvelles recommandations du Gafi porte sur la nécessité de désigner les Epnfd pour identifier, évaluer et prendre des mesures pour freiner le blanchiment des capitaux et les risques de financement du terrorisme.
Contexte
« C’est dans ce contexte et au regard des observations relevées dans le différents rapports d’évaluations mutuelles des pays de la sous-région Afrique centrale, qui permettent de constater des insuffisances dans la mise en œuvre des recommandations du Gafi par certaines entités assujetties qu’il est urgent qu’il soit procéder à une évaluation de l’apport de certains assujettis dans la lutte contre le blanchiment des capitaux liés au secteur de l’immobilier qui semble représenter l’une des destinations privilégiée des flux illicites en Afrique centrale », indique le Gabac.
Dans la même veine, il est observé au sein de la juridiction du Gabac, une application assez timide des diligences prudentielles par les institutions financières et les Epnfd en matière de mise en œuvre des dispositions du règlement Cemac 01 du 11 avril 2016 sur la prévention du blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme et de la prolifération en Afrique centrale, notamment dans l’identification des risques de blanchiment des capitaux liés au secteur de l’immobilier comme le confirment certains indicateurs.
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Enfin, l’étude devra mettre à contribution les différents acteurs étatiques et non étatiques pour cerner le mode de mitigation des risques de LBC/FT dans le secteur de l’immobilier, après avoir mis en lumière les différentes sources de financement de l’immobilier au moment de l’étude dans chacun des Etats de la juridiction Gabac.
Les vulnérabilités du Cameroun dans le blanchiment des capitaux
Selon Gervais Mbata, le secrétaire permanent du Gabac, le Cameroun entre ainsi dans le second cycle d’un processus visant à évaluer son dispositif en matière de Lutte anti-blanchiment des capitaux, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive (LAB/CFT). M. Mbata félicite le pays car, indique-t-il, en acceptant de se soumettre à cette évaluation « les autorités du Cameroun veulent démontrer […] qu’elles sont fortement soucieuses d’identifier les vulnérabilités de leur pays en matière de lutte anti-blanchiment et d’y apporter les corrections nécessaires ». Peu avant, le Gabac a d’abord préparé les principaux acteurs aux tâches spécifiques qu’ils doivent effectuer afin de contribuer au renseignement adéquat du questionnaire d’évaluation mutuelle soumis au Cameroun. Les acteurs impliqués dans ce processus ont aussi été sensibilisés sur la collecte de statistiques et autres informations pertinentes à présenter aux experts-évaluateurs afin de leur permettre d’apprécier de façon pertinente le fonctionnement du dispositif LAB/CFT national et des résultats atteints.
Geoffroy Désiré Mbock, ex-secrétaire permanent du Groupe d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique centrale (Gabac), a publié début mai 2018, une tribune libre dans la presse camerounaise faisant état des volumes d’argent vendus, dans la zone Cemac au cours de la période 2013-2016. Citant une étude Cobac, l’ancien responsable du Gabac révèle que, pendant la période sous revue, l’ensemble des pays de la Cemac a vendu 3050 milliards FCFA en contrepartie d’euros et 1434 milliards FCFA pour acheter des dollars US. Ce qui fait un total global de 4 484 milliards FCFA vendus via le change manuel en contrepartie de devises.
Le Cameroun, le Congo, et le Tchad apparaissent comme les plus gros acquéreurs de devises. A cet effet, indique cette étude de la Cobac, sur les 3050 milliards vendus pour des euros, le Cameroun à lui seul totalise 1531 milliards, soit plus de la moitié des CFA vendus dans la sous-région. Cela représente plus du quart du budget actuel dans le pays. Et sur les 1434 milliards cédés par la Cemac en contrepartie des dollars, le Cameroun a vendu 433 milliards FCFA. Soit un total de 1964 milliards sortis du territoire camerounais pour avoir des euros et des dollars.
Quant auTchad, il a cédé 685 millions FCFA pour acheter des euros, et le Congo, 896,5 millions FCFA en contrepartie de dollars américains. Les autres pays de la Cemac, dont les données n’apparaissent pas dans l’étude citée, se partagent le reste du volume d’argent sorti de la sous-région.
Selon Geoffroy Désiré Mbock, il y a lieu de conclure que la saignée ci-dessus apparaîtrait certainement plus importante si les données intégraient les autres opérateurs et modes de transfert de fonds conventionnels. Il s’agit principalement des produits proposés par les banques pour les transferts de fonds intra-groupe : Africash, pour UBA ; Rapid Transfer et Cash Express, pour Ecobank ; Flash Transfer pour Afriland First Bank ; BGFI Express par BGFI Bank et Wafacash pour le groupe Attijariwafa et les produits proposés par Express Union International. Auxquels, il convient d’ajouter les flux de transfert de fonds générés par les opérateurs de téléphonie mobile.
Craintes : des pays de la Cemac ciblés par le Gafi
Selon ce rapport, le Gabac note « la persistance des lacunes identifiées par les différentes missions d’évaluation » en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et du financement du terrorisme (LBC/CFT). Du côté des Etats en général, indique le Groupe, la mise en œuvre des recommandations de la Plénière d’avril 2018 ne s’est pas faite comme souhaitée. A cet effet, le Gabac déplore la « non prestation de serment de certains membres de nos ANIF [Agence nationale d’investigation financière] », « l’absence de la tenue des statistiques en matière de LBC/CFT », « l’insuffisance de moyens dont sont dotées les cellules de renseignement financier », « la non mise en œuvre par les magistrats des dispositions du Règlement communautaire, ceux-ci préférant engager des poursuites pour les infractions sous-jacentes plutôt que pour blanchiment », « la non-adoption des codes pénaux révisés par certains pays », etc.
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Ces différents manquements, selon le Gabac, peuvent avoir pour conséquences, outre les sanctions prévues par le Manuel de procédures des évaluations mutuelles, la saisine du Groupe de revue de la Coopération internationale (ICRG) du Groupe d’action financière (GAFI). Cet organisme intergouvernemental de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme « pourrait décider de faire une déclaration publique, faisant ainsi de nos Etats des pays à risque, voire l’inscription sur la liste noire », craint le Gabac.
Néanmoins, le Gabac se satisfait de la nomination du membre douanier de l’ANIF par les autorités gabonaises, et de la transposition de la directive communautaire sur le Comité de coordination de politiques nationales de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme par trois pays (Congo, Centrafrique, Guinée équatoriale). Par ailleurs, dans la perspective de l’évaluation de leurs dispositifs respectifs, le Congo et le Cameroun ont entamé leurs évaluations nationales de risques.