Barrage hydroélectriques : le gouvernement lâche Lagdo
Avec 100 milliards d’investissement, la réhabilitation du barrage aurait pu satisfaire l’ensemble de la demande en énergie du Grand-Nord, en proie à des délestages sans précédents. Cependant, les pouvoirs publics ont déjà choisi d’autres options que de poursuivre ce projet entamé depuis 2018. Lire l’enquête de EcoMatin.
Malgré les trésors de diplomatie qu’ils ont mobilisés, les auteurs de la correspondance écrite le 5 novembre 2020 depuis Maroua (chef-lieu de la région de l’Extrême-Nord) par les responsables du Collectif Septentrion Veille-Citoyenne au chef de l’Etat, Paul Biya, ne sont pas parvenus à dissimuler leur agacement face à ce qu’ils nomment «coupures intempestives du courant». Selon les rédacteurs de la correspondance, les délestages de courant électrique que connaissent habituellement les régions septentrionales du Cameroun sont sans commune mesure avec ce qui s’y passe en ce moment : «Le Septentrion, depuis plus de 50 ans, n’a jamais connu des délestages de cette envergure, qui plongent les populations de la région, déjà frappées par les effets du Covid-19, dans la précarité énergétique, en plus de la pauvreté dans laquelle elles vivent», écrivent-t-ils. Ils prient en conséquence leur destinataire de «faire en sorte que les délestages cessent dans cette partie du pays, et que le courant électrique soit fourni de manière régulière aussi bien en milieu urbain que rural, (et) de veiller à ce qu’une solution durable soit trouvée pour ramener le barrage de Lagdo à un état de fonctionnement normal», entre autres.
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«Les régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord sont confrontées depuis quelques semaines à des rationnements de l’énergie électrique du fait d’un déséquilibre entre l’offre et la demande» reconnaît une note officielle faisant le point sur la fourniture en électricité dans le Réseau Interconnecté Nord (RIN) dont EcoMatin a pu obtenir copie. «En effet, poursuit la note, au terme de la saison des pluies qui s’est achevée au mois de septembre 2020 dans la région du Nord et dans le bassin hydrographique de la Bénoué, il a été constaté un niveau de remplissage anormalement bas du barrage hydroélectrique de Lagdo situé dans le bassin de la Bénoué dans la région du Nord».
«Ceci est confirmé par l’évaluation de la ressource en eau du barrage au 15 novembre 2020, qui démontre que le volume d’eau disponible est de 2 milliards de m3. Alors qu’il y a de cela une année, en novembre 2019, le barrage disposait de 4 milliards de m3 d’eau. Soit un déficit de 2 milliards de m3», précise la note. Selon cette dernière, de manière globale, les villes de Garoua, de Lagdo et les localités environnantes, ont connu des apports en eau en 2020 extrêmement faibles. Le barrage de Lagdo a eu un taux de remplissage de 48% au cours de la saison des pluies 2020, «alors qu’au terme de la saison des pluies 2019, le taux de remplissage était de 105%», rappelle le gouvernement dans cette note.
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Démantèlement
Dans l’optique de circonvenir les effets de cette perte de puissance, le ministre de l’Eau et de l’Energie, Gaston Eloundou Essomba a dans l’urgence, instruit le distributeur Eneo de mettre à contribution quotidiennement les centrales thermiques de Garoua et de Maroua. «Malgré cette contribution, il subsiste un déficit de 15 à 20 MW dans les régions septentrionales, occasionnant ainsi des rationnements journaliers d’énergie électrique», reconnaît le gouvernement, qui a dû autoriser le démantèlement d’une partie de la centrale thermique d’Ahala (20 MW) à Yaoundé à l’effet de renforcer l’offre de production dans les régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord.
«Le processus de transfert de cette capacité de 20 MW de la ville de Yaoundé a d’ores et déjà débuté et permettra dans les prochaines semaines, d’installer 12 MW supplémentaires dans la ville de Garoua et 08 MW dans la ville de Ngaoundéré», écrit le gouvernement, qui assure que «cette configuration dotera les régions de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême-Nord d’outils de production devant assurer un équilibre entre l’offre et la demande en électricité». Depuis le 24 novembre 2020, selon Eneo, 23 de ses groupes sont en effet en cours de démantèlement au quartier Ahala à Yaoundé en vue de leur transfèrement vers la partie septentrionale du pays. Deux jours après le début de ce démantèlement, le directeur central de la Production de Eneo Cameroon, Leslie Chebienka était dans le Septentrion pour y galvaniser les équipes de l’énergéticien camerounais, confrontées à cette situation.
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Au-delà de cette crise hydrologique conjoncturelle, la puissance garantie de la centrale de Lagdo est en décrochage depuis des décennies, sous l’effet combiné de plusieurs facteurs structurels : refroidissement de l’eau, ensablement…
En 2018, et à la demande du président de la République, Paul Biya (qui avait inauguré la centrale de Lagdo en 1986), Electricity Development Corporation (EDC) avait réalisé une étude la réhabilitation de cet ouvrage, étude assortie de propositions et de recommandations en vue d’améliorer la puissance garantie de ce barrage. Cette étude est restée lettre morte jusqu’à ce jour. «Et ce n’est pas faute de moyens», se désole une source à EDC, qui assure que «la réhabilitation de ce barrage aurait pu sécuriser de manière durable l’offre d’énergie électrique dans toute la partie septentrionale du pays».
Oubli «Premier ministériel»
Le problème c’est que curieusement, le projet de réhabilitation de cet ouvrage (estimé à 100 milliards Fcfa par le ministère en charge de l’Energie), qui a connu une évolution ces derniers mois avec l’entrée en lice de trois autres entreprises (General Electric, Sinohydro et CWE, en plus de Voith) pour sa contractualisation, est complètement sorti du discours public du gouvernement. Lors de son passage devant la Commission des finances et du budget de l’Assemblée nationale hier 1er décembre 2020 pour y présenter de manière exhaustive et défendre le rapport d’activités 2020 et le plan d’action 2021 du département ministériel qu’il dirige, le ministre de l’Eau et de l’Énergie, Gaston Eloundou Essomba, n’a pas consacré un seul mot à ce projet de réhabilitation. Ce projet ne figure donc pas au chapitre de ceux auxquels ses équipes et lui vont s’atteler au cours de l’année prochaine.
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Le projet de réhabilitation de ce barrage ne figure pas non plus dans le programme économique, financier, social et culturel du gouvernement pour l’exercice 2021, présenté aux députés par le Premier ministre chef du gouvernement, Joseph Dion Ngute, le 25 novembre dernier. De ce volumineux document, que le chef du gouvernement veut le plus exhaustif possible-quitte à perdre en clarté et en pertinence-et qu’il a présenté en une heure et quinze minutes, pas un mot n’a été réservé à ce barrage. Et c’était déjà le cas un an plus tôt, lorsque Joseph Dion Ngute présentait le programme de son gouvernement pour 2020. «L’oubli» du Premier ministre au sujet de Lagdo il y a un an est d’autant plus surprenant que celui-ci a bien fait le point sur le processus de réhabilitation du barrage de Chidiffi, toujours dans la région du Nord, et de loin plus modeste que celui de Lagdo, et dont, selon lui, le processus de contractualisation était alors en cours de finalisation.
Dans la Stratégie nationale de Développement 2020-2030 (SND30), qui présente, entre autres, l’ensemble des actions, projets et programmes qu’il entend conduire durant la décennie en cours, le gouvernement se contente d’annoncer, sans précisions, son intention de «réhabiliter certaines infrastructures hydroélectriques». Mieux, dans son «Plan Énergie» décennal doté d’une enveloppe globale de 5855 milliards Fcfa, et qui présente de manière exhaustive l’ensemble des projets que le gouvernement entend mener à bien jusqu’en 2030 dans le domaine de l’énergie, nulle mention du projet de réhabilitation du barrage de Lagdo, alors que des projets de taille budgétaire plus modeste y sont bien mentionnés.
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Interconnexion Grand-Nord-Sud
Dans une interview à nos confrères de Cameroon Business Today, début septembre 2020, le directeur général de EDC, Théodore Nsangou, assurait pourtant que «la seule source d’approvisionnement opérationnelle (du Réseau interconnecté Nord, ndlr) c’est la centrale de Lagdo», soulignant ainsi la nécessité d’y accorder la plus grande attention.
De manière structurelle, et les statistiques officielles le montrent, l’équilibre entre l’offre et la demande en électricité dans le RIN reste particulièrement fragile. L’offre est assurée par une puissance installée de 102 MW répartie entre l’aménagement hydroélectrique de Lagdo (72 MW de capacité installée) ; la centrale thermique de Garoua (20 MW de capacité installée) ; la centrale thermique de Maroua (10 MW). La demande en électricité quant à elle, est évaluée à 65 MW.
Face à l’urgence qu’impose cette situation, le gouvernement voudrait, selon Théodore Nsangou, installer des centrales thermiques à Maroua ou à Guider. Lorsqu’il présentait le programme économique, financier, social et culturel du gouvernement pour l’exercice 2020 aux députés, le Premier ministre avait en effet annoncé, le 29 novembre 2019, «la construction de centrales solaires dans certaines localités situées dans les régions septentrionales, notamment à Maroua, Guider, Ngaoundéré et Garoua, pour une capacité totale de 75 Mégawatts». Un an plus tard, au moment de répéter le même exercice pour l’année 2021 devant les mêmes interlocuteurs, Joseph Dion Ngute n’a même plus évoqué ces projets…
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«Nous pensons, avec d’autres acteurs, que la solution finale pour sécuriser définitivement la partie septentrionale de notre pays, c’est l’interconnexion entre le Grand-Nord et le Sud, à partir de centrales comme celles de Grand Ewin ou Kikot sur la Sanaga par les lignes 400 KW», soutenait Théodore Nsangou dans l’interview à nos confrères de Cameroon Business Today.