Anif, Conac, TCS, Chambre des comptes… : pourquoi la lutte contre la corruption piétine
Le Cameroun a légèrement amélioré son score, qui est désormais de 27/100, selon l’Indice de perception de la Corruption 2021. Mais il n’en demeure pas moins vrai que ce fléau demeure une gangrène pour la patrie camerounaise. Et pourtant, le chef de l’Etat a mis sur pied plusieurs instruments dont le but est de lutter contre les atteintes à la fortune publique, mais qui apparaissent toujours comme des coquilles vides. Il s’agit entre autres de l’Agence Nationale d’Investigation financière (Anif), de la Commission nationale anti-corruption (Conac), du Conseil de discipline budgétaire et financière (Cdbf), de la Chambre des comptes de la Cour Suprême, ou encore du Tribunal Criminel Spécial (Tcs).
Le Cameroun est et demeure parmi les pays les plus corrompus au monde, tel que cela transparait dans l’Indice de perception de la Corruption 2021 (IPC), d é v o i l é mardi dernier par l’ONG Transparency International. Dans ce classement, le pays de Paul Biya a gagné deux places, passant du 146e au 144e rang. Il améliore également son score avec deux points supplémentaires, soit 27/100, alors qu’il en était à 25/100 en 2020. On note donc une légère marge de progression, résultant de l’engagement de l’Etat à lutter contre ce fléau à travers divers organismes mis sur pied à cet effet.
Mais il reste que la lutte contre la corruption au Cameroun n’a pas encore atteint sa vitesse de croisière, et au cours de l’année 2021, les dérives managériales relevant du secteur public ont une fois de plus révélé le visage hideux de la gestion de la chose publique dans notre pays, au plus fort du management de la pandémie de Coronavirus. La section camerounaise de l’ONG Transparency International le mentionne fort à propos.
« L’audit publié par la Chambre des comptes en novembre 2021 sur la gestion des fonds Covid et qui a révélé un détournement de plusieurs milliards de FCFA, les dénonciations observées sur la mauvaise gestion des fonds destinés à la construction des infrastructures de la Coupe d’Afrique des Nations en cours en terre camerounaise, les conflits armés au Sud-Ouest ; au Nord-Ouest et à l’Extrême-Nord et les épineux et éternels problèmes tels le népotisme, le favoritisme, les fraudes de tous genres et les pots de vins sont des preuves tangibles que la corruption fait malheureusement désormais partie intégrante du fonctionnement des institutions étatiques», déplore le Me Henri Njoh Manga Bel, Président de Transparency International-Cameroon.
Quelques instruments de lutte contre la corruption
TCS : traquer les « clients » d’au moins 50 millions de FCFA
Le 15 septembre 2011, le Président de la République prononçait ces mots à l’occasion du 3e Congrès ordinaire du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (Rdpc), son parti: « Sachez que ma détermination à combattre ce fléau [la corruption] est totale et que la lutte contre la corruption va se poursuivre en s’intensifiant, sans complaisance, sans discrimination, indépendamment du statut social ou de l’appartenance politique des personnes incriminées ». Quelques mois après, notamment lors de la session parlementaire du mois de novembre, un projet de loi portant création d’une structure judiciaire chargée de lutter contre la corruption était déposé à l’Assemblée nationale, et dans la foulée, le Tribunal Criminel Spécial naquit à travers la loi N°2011/028 du 14 décembre 2011.
L’article 2 de ladite loi dispose que : « Le Tribunal est compétent pour connaître, lorsque le préjudice est d’un montant minimum de 50.000.000 F CFA, des infractions de détournements de deniers publics et des iinfractions connexes prévues par le Code Pénal et les Conventions Internationales ratifiées par le Cameroun ». En clair, cette juridiction est compétente pour juger les gestionnaires de la fortune publique, dont les accusations de détournements de deniers publics portent sur des sommes s’élevant au moins à 50 millions de FCFA. Depuis son lancement, le TCS s’occupe donc exclusivement des « gros poissons », pour la plupart d’anciens ministres de la République, d’anciens directeurs généraux d’entreprises et d’établissements publics, des gestionnaires de deniers dans les municipalités. Ceci à travers un concept dénommé « Opération Epervier », qui a la particularité de ratisser large chez les prévaricateurs de la fortune publique.
Au demeurant, le TCS offre des échappatoires aux personnes soupçonnées de détournements, ou même déjà condamnées dans le cadre des procès. L’article 18 alinéa 1 de son décret de création prévoit qu’ « en cas de restitution du corps du délit, le Procureur Général près le Tribunal peut, sur autorisation écrite du Ministre chargé de la Justice, arrêter les poursuites engagées avant la saisine de la juridiction de jugement. Toutefois, si la restitution intervient après la saisine de la juridiction de jugement, les poursuites peuvent être arrêtées avant toute décision au fond et la juridiction saisie prononce les déchéances de l’article 30 du Code pénal avec mention au casier judiciaire ». En clair, en cas de remboursement du corps du délit, un détenu de l’Opération Epervier peut être remis en liberté. Mais cette option est très peu privilégiée par le TCS. Et c’est là les limites qui s’imposent à lui.
Cbdf : proactif et toujours un défaut d’efficacité
Le Conseil de discipline budgétaire et financière (Cdbf) est un organisme de lutte contre les atteintes à la fortune publique, dont l’organisation et le fonctionnement sont régis par le décret N° 2008/028 du 17 janvier 2008. Le Cdbf est une structure du ministère délégué à la Présidence de la République, en charge du Contrôle supérieur de l’Etat (Consupe), « chargé de prendre des sanctions à l’encontre des agents publics, patents ou de fait, coupables des irrégularités et fautes de gestion commises dans l’exercice de leurs fonctions, irrégularités et fautes ayant eu pour effet de porter préjudice aux intérêts de la puissance publique », renseigne l’article 2 du décret du 17 janvier 2008.
Le Conseil sanctionne donc les irrégularités et fautes de gestion commises par les ordonnateurs et gestionnaires des crédits de l’Etat, des collectivités territoriales décentralisées, des entreprises et organismes publics et parapublics et toute autre personne agissant en cette qualité ; les agents publics exerçant d’autres fonctions à titre principal, mais agissant occasionnellement ou subsidiairement comme ordonnateurs ou gestionnaires des crédits de l’Etat ; les commissaires aux comptes, censeur et commissaires de gouvernement auprès des entreprises publiques et toutes personnes agissant en cette qualité.
Il incombe donc au Cdbf à travers des missions d’audit et de vérification, de passer aux peignes fins la gestion des entreprises et établissements publics, pour y traquer quelques gestionnaires aux méthodes managériales douteuses susceptibles de créer un préjudice financier au trésor public, des ordonnateurs et même des agents publics. Même s’il a souvent posé quelques actions qui échappent à l’attention de l’opinion, notamment des sanctions pécuniaires contre certains agents, il reste que le Cdbf continue de briller par un défaut d’efficacité. En ceci qu’il ne dispose pas d’une marge de manœuvre assez considérable pour agir de manière autonome sur certains dossiers sans s’en référer à la Présidence de la République. Il procède très souvent à la convocation de nombreux gestionnaires pour des auditions concernant leur management, mais par la suite, on n’en entend plus parler. Très peu de cas sont instruits en justice.
Conac : dans la limite de ses pouvoirs
Parmi les structures mises en place par l’Etat du Cameroun pour lutter contre la Corruption, figure en bonne place la Commission Nationale Anti-Corruption (Conac). Organisme public indépendant créé, en mars 2006 par décret du Président de la République, avec mission principale de contribuer à la lutte contre la corruption au Cameroun. Son action s’articule autour de trois axes : la prévention et la communication, les études et la coopération et les investigations. La Conac comprend ainsi deux organes: le Comité de coordination et le Secrétariat Permanent.
Au moment où l’ONG Transparency International vient de rendre public son rapport 2021 sur la situation de la corruption dans le monde, le Cameroun en 2021 a gagné deux places, passant du 146e au 144e rang. Malgré cette légère progression de la part du Cameroun, la question d’attribuer plus de pouvoirs à cet organisme pour une meilleure lutte du fléau semble faire écho dans l’esprit de plusieurs observateurs. Jusqu’ici, le champ de compétence de la Commission Nationale Anti-Corruption se limite à produire chaque année un rapport d’enquêtes sur le terrain et dans plusieurs secteurs.
Compétence qui est par ailleurs faut-il le rappeler, encadrée par la N°2006/088 du 11 mars 2006 pourtant création et organisation de cette institution. En son article 24, elle souligne que la Conac « élabore à la haute attention du président de la République, un rapport annuel sur l’état de la lutte contre la corruption au Cameroun. Ce rapport est rendu public… » Dans ce contexte, les résultats au fil des années de la Conac sont probants. A titre illustratif, l’organisme dans son rapport 2020 révèle avoir 240 appels téléphoniques dénonçant les pratiques de corruption. Il est dont clair que l’organe agit dans un cadre bien précis. En effet, nonobstant les actions menées par la Conac et autres institutions engagées dans la lutte contre la corruption, le Cameroun reste sur une position peu louable en matière de lutte contre la corruption. De l’avis de certains, la Conac devrait avoir des compétences qui vont au-delà des dénonciations en portant des cas avérés de corruption au niveau des juridictions compétentes.
Rappelons qu’à date, la Commission Nationale Anti-Corruption a produit au total 10 rapports depuis 2011. Le dernier est celui de 2020 présenté le 23 septembre 2021 à Yaoundé. Le rapport en question indique que l’Etat du Cameroun a perdu plus de 17 milliards en 2020 à cause de la corruption.
Anif : à la traque les blanchisseurs d’argent
Anif. Dans l’imagerie populaire, l’acronyme ne renvoie presqu’à rien. Pourtant, on ne peut pas dire que le public ignore l’importance de l’Anif dans le dispositif de lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT). Il n’y a qu’à voir les chiffres que publie régulièrement la Commission nationale de lutte contre la corruption (Conac) dans ses différents rapports annuels. En 2018, l’organisme, dirigé par Dieudonné Massi Gams parlait de « 5 000 dénonciations de soupçons de blanchiment d’argent reçues par l’Anif des personnes assujetties ». Sur la base de ces dénonciations, l’agent de service public de renseignement financier rattaché au ministère des Finances (Minfi) a commis 700 rapports qu’il a transmis à la justice.
C’est le 31 mai 2005 que le président de la République signe le décret n°2005/187 portant organisation et fonctionnement de l’Anif. Ce texte lui confie la mission de LBC/FT. L’option prise par Paul Biya n’est pas anodine. Elle traduit la volonté exprimée le 04 Avril 2003 à Yaoundé par ses pairs de l’Afrique centrale et lui de traquer toutes les techniques de blanchiment d’argent et de financement du terrorisme. Le règlement adopté à cette occasion organise la LBC/FT en zone Cemac et prévoit la création au sein de chaque Etat d’une Anif.
Au Cameroun, le décret du 31 mai 2005 fixe les missions de cette agence : « Recevoir, traiter et, le cas échéant, transmettre aux autorités judiciaires compétentes tous renseignements propres à établir l’origine des sommes ou la nature des opérations faisant l’objet de la déclaration de soupçon au titre de la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme ; obtenir des informations utiles à sa mission des autorités judiciaires et de contrôle des assujettis ; constituer une banque des données contenant toutes informations utiles concernant les déclarations
de soupçon prévues par le règlement, les opérations effectuées ainsi que les personnes ayant effectué l’opération, directement ou par personnes interposées. ».
Quatre membres assermentés permettent à l’Anif de remplir ses missions, dont un directeur nommé par le Minfi pour un mandat de trois ans renouvelable une fois, et trois chargés d’études. L’opérationnalité de l’Anif est assurée par des correspondants disséminés au sein de certaines administrations. L’on reconnaît à l’Anif « une autonomie financière et un pouvoir de décision sur les matières relevant de sa compétence, donc, une certaine autonomie de gestion ». Pour autant, cela n’empêche pas qu’on lui fasse le reproche d’un déficit d’indépendance. Simplement parce que, pour certains observateurs, « elle est rattachée au ministère en charge des finances ».
Chambre des comptes : le Covidgate révélateur de ses compétences
On pourrait parler d’affranchissement. Certains préfèrent parler d’« une chambre des comptes qui a ravi la vedette à la Cour suprême ». Ce, à travers une pandémie de la Covid-19 qui n’a pas toujours eu des effets positifs sur ceux qui la côtoient. Comme ces gestionnaires épinglés par la Chambre des comptes. D’abord par la synthèse de l’audit publiée en milieu d’année 2021, puis, en fin de la même année avec le rapport de l’audit proprement dit. Au-delà de toutes les « graves erreurs ou approximations dans les documents comptables émanant de plusieurs sources officielles et souvent contradictoires», le gendarme des comptes publics pointe « la faiblesse du pilotage du Fonds spécial et de la riposte sanitaire à la Covid-19 ».
Si le citoyen lambda n’a retenu de cet audit que le chiffre, 180 milliards de FCFA, d’autres se sont intéressés à la démarche ayant conduit cet exercice. Et selon une source gouvernementale, « elle est correcte en ce sens que des enquêtes préliminaires ont été ouvertes, dans le respect de la présomption d’innocence, et s’il y a matière, des poursuites judiciaires seront engagées ».
A cors et à cris, et cette fois-là, à raison certainement, des voix se sont toujours élevées contre le statut de «chambre » de cette structure qu’elles voudraient voir élevée au rang d’une « Cour des comptes avec des pleins pouvoirs d’enquêtes et de poursuites judiciaires ». Comme en 1962 lorsque, comme on peut le voir sur le site web de la Chambre des comptes, https://chambredescomptes.cm, est instituée « la Cour fédérale des comptes régie par l’ordonnance n°62- OF-4 du 7 février 1962 réglant le mode de présentation, les conditions d’exécution du budget de la République Fédérale du Cameroun, de ses recettes, de ses dépenses et de toutes les opérations s’y rapportant ». « En 1969, la Cour fédérale des comptes est supprimée et remplacée par l’inspection générale de l’Etat qui relève de la Présidence de la République et est chargée entre autres, de l’apurement des comptes publics de l’Etat », peut-on lire sur le même site web. Finalement, c’est la loi n°96/06 du 18 janvier 1996 portant révision de la constitution du 2 juin 1972 qui crée une Chambre des comptes sein de la Cour Suprême.L’année 2005 est celle du démarrage effectif des activités de cette juridiction financière avec l’intégration de 16 postulants dans la magistrature et la nomination des présidents de sections, des conseillers-maîtres et des conseillers référendaires. Tous ont pour mission de « contrôler de la légalité financière et la conformité budgétaire de toutes les opérations de dépenses et de recettes de l’Etat ; juger les ordonnateurs, les contrôleurs financiers et les comptables publics et sanctionner les fautes de gestion commises par les agents publics ; évaluer l’économie, l’efficacité et l’efficience de l’emploi des fonds publics ; certifier la régularité la sincérité et la fidélité du compte général de l’Etat ; assister le parlement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances et le règlement du budget de l’Etat ».
Yannick Kenne, Bernard Bangda, Amina Malloum