Energie : alerte rouge sur la fourniture de l’électricité au Cameroun
Criblée de dettes, dont environ 700 milliards FCfa réclamés par les fournisseurs, Eneo n’a plus accès, depuis le 31 octobre 2023, aux 304 MW des centrales à gaz de Kribi (216 MW) et à fuel de Dibamba (88 MW). La société britannique Globeleq, qui contrôle ces outils de production, a décidé de les mettre à l’arrêt face à l’accumulation des impayés par la filiale du fonds d’investissements britannique Actis. Aussi, le gouvernement a-t-il ordonné le rationnement des entreprises pour privilégier l’approvisionnement des ménages. Mais, selon le distributeur de l’électricité, le déficit est tel que les clients résidentiels vont également beaucoup souffrir. Ce d’autant que le gap actuel entre l’offre et la demande d’électricité devrait davantage se creuser dès la mi-novembre, avec le début de la saison sèche. Cette période qui s’étend jusqu’en mars est généralement marquée par la baisse du niveau des eaux dans les barrages de Songloulou (388 MW), Edéa (276 MW) et Memvé’élé (211 MW).
Depuis le 2 novembre 2023, Eneo, le distributeur exclusif de l’énergie électrique au Cameroun, a officiellement informé les entreprises du lancement des délestages, qui priveront les industriels d’électricité pendant certaines périodes chaquejour. La société d’électricité n’indique pas combien de temps durera cette période de disette électrique pour les entreprises, y compris les ménages qui subissent déjà depuis plusieurs semaines des perturbations récurrentes, en raison des incidents sur les réseaux de transport et de distribution. La filiale du fonds d’investissements Actis précise cependant que l’instruction « d’effacer » les industriels vient du gouvernement, « telle que la loi l’y autorise ». Eneo souligne, par ailleurs, que cette décision gouvernementale est consécutive au « retrait soudain de la totalité des groupes de deux centrales thermiques essentielles à l’équilibre offre-demande dans le réseau interconnecté Sud (qui couvre six régions sur les 10 que compte le pays), et conduit à une situation d’urgence », explique le directeur général d’Eneo, Amine Homman Ludiye.
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En effet, renseignent les sources d’Ecomatin, le 31 octobre dernier, Globeleq, la société britannique qui contrôle le capital de Kribi Power Development Company (Kpdc) et Dibamba Power Development Company (Dpdc), a décidé d’arrêter les centrales à gaz de Kribi et à fuel de Dibamba. Ces deux infrastructures sont dotées de 304 mégawatts (MW) de capacités de production. Généralement sollicitées par Eneo (d’abord Kribi, puis Dibamba en fonction de la nécessité du moment), pour compléter la production des centrales hydroélectriques (Songloulou, Edéa, Memvé’élé, etc.), elles fournissent souvent au minimum 180 MW d’électricité à Eneo, pour l’approvisionnement du pays. Leur mise à l’arrêt induit donc de fait un déficit minimum de production de 180 MW, suffisant pour que des pans entiers du territoire national soient régulièrement plongés dans le noir.
Face au retrait des centrales de Kribi et Dibamba, il ne reste à Eneo, comme centrales d’appoint, que les centrales thermiques à fuel éparpillées à travers le pays, et très gloutonnes en carburants. « Afin de contribuer à réduire les désagréments chez les clients, Eneo met en œuvre des actions d’optimisation de la disponibilité de ses ouvrages propres de production, et une activation plus importante de ses centrales thermiques d’appoint, malgré ses contraintes de trésorerie », tente de rassurer le distributeur de l’électricité dans un communiqué diffusé le 3 novembre 2023 par ses services de communication.
Le boulet des impayés de l’Etat
A la vérité, apprend-on de sources internes à l’entreprise, il sera très difficile pour Eneo d’activer un certain nombre de centrales thermiques, de manière à pouvoir résorber significativement le déficit de production actuel. En effet, ses tensions de trésorerie sont telles que cette entreprise peine permanemment à assurer ses charges mensuelles. Pour preuve, c’est bien à cause de son incapacité à régler mensuellement la facture de plus de 8 milliards FCfa à Globeleq, que ce producteur indépendant d’électricité a décidé d’arrêter ses centrales de Kribi et Dibamba à partir du 31 octobre 2023. Le déficit de trésorerie de 113 milliards FCfa affiché en 2022 par l’entreprise, selon son propre rapport d’activités, montrent bien combien l’approvisionnement de ses centrales thermiques par ces temps de tensions sur le réseau n’est pas évident.
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Pour comprendre l’ampleur des dépenses à effectuer pour activer les centrales thermiques d’appoint, la décision de transférer 20 MW de la centrale d’Ahala vers le Grand-Nord, en janvier 2021, afin de pallier les délestages graves dans cette partie du Cameroun, nécessitait, par exemple, des achats de carburants de 2,2 milliards FCfa chaque mois, avaient révélé des sources internes à Eneo. Cette enveloppe est à revoir à la hausse, rendu à ce jour, avec l’augmentation des prix des produits pétroliers décidée par le gouvernement depuis le 1er février 2023.
De tels investissements sont intenables, notamment pour une entreprise financièrement agonisante, principalement du fait de l’accumulation des impayés de l’Etat (factures d’électricité des administrations, entreprises publiques et collectivités territoriales décentralisées ; compensation tarifaire ; éclairage public, etc.). Dans une lettre adressée au Premier ministre en avril 2023, sous la forme d’une quasi mise en demeure, Actis, la maison-mère d’Eneo, réclamait par exemple à l’Etat des impayés de 186 milliards FCfa. Sous réserve de la contestation de ce chiffre faite par le gouvernement, cette enveloppe représente tout de même 26,5% de la dette fournisseur d’Eneo, estimée à 700 milliards FCfa au 31 décembre 2022.
L’horizon s’assombrit davantage
Criblée de dettes à cause d’une trésorerie exsangue en permanence (l’entreprise fonctionne pratiquement sur les crédits bancaires également coûteux), puis privé de deux centrales névralgiques du réseau électrique national, l’électricien Eneo devrait davantage voir ses capacités de fourniture d’énergie se dégrader d’ici le 15 novembre 2023, avec l’arrivée de la saison sèche. En effet, cette période, qui s’étend souvent jusqu’au mois de mars de l’année suivante, est généralement marquée par la baisse du niveau des eaux dans les barrages hydroélectriques, avec pour conséquence une baisse de la production d’électricité. Ce qui devrait intensifier davantage les délestages actuellement en cours dans le pays, en dépit d’une relative atténuation des tensions autour de l’offre d’électricité par la mise en service partielle de la centrale de Nachtigal, dont les 60 premiers MW sont annoncés pour décembre prochain.
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De fait, si la régularisation des débits sur la Sanaga par la retenue de Lom Pangar devrait permettre aux centrales de Songloulou et d’Edéa de maintenir un niveau de production relativement important pendant cette période d’étiage, la situation du barrage de Memvé’élé (211 MW) au cours de cette période reste très préoccupante. En effet, selon les acteurs du secteur de l’électricité, en saison sèche, le faible débit et les variations de l’hydrologie sur le fleuve Ntem, qui abrite cette infrastructure de production, ne garantissent guère la disponibilité optimale de cet ouvrage qui ne débite déjà pas la totalité de ses capacités.
Par exemple, les sources d’Ecomatin révèlent qu’en 2022, l’on a observé une baisse drastique de la production de Memve’ele, passant de 90 MW disponibles 24h/24 durant toute la période de la Coupe d’Afrique des nations de football organisée par le Cameroun entre janvier et février 2022, à une puissance de 30 MW seulement en soirée (entre 18h et 22h), puis à zéro MW en dehors de ces heures, quelques jours après. « En perspective, et pour atténuer les impacts de la variation de l’hydrologie du fleuve Ntem, le chef de l’État a prescrit l’accélération de la maturation du projet de construction d’un barrage-réservoir sur ce fleuve », a annoncé le ministre de l’Eau et de l’Énergie (Minee), Gaston Eloundou Essomba, le 25 mars 2022 devant les députés.
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Mais, en attendant la matérialisation de cette promesse présidentielle, il faut parer au plus pressé, pour éviter aux ménages et entreprises du Cameroun de broyer davantage du noir en cette fin d’année, période de grande consommation des biens et services. A en croire des sources variées dans le secteur de l’électricité, il n’y a pas meilleure solution en l’état actuel que la reprise urgente de la production dans les centrales de Kribi et de Dibamba. Un tel scénario passe inéluctablement par l’oxygénation de la trésorerie d’Eneo, pour permettre à cette entreprise d’apurer au moins partiellement sa dette fournisseur vis-à-vis de Globeleq. Pour ce faire, les regards sont tournés vers l’Etat. En effet, l’on se souvient que pour baisser la tension financière dans le secteur de l’électricité, l’Etat avait déjà, par exemple, mobilisé la titrisation de sa créance vis-à-vis d’Eneo, ainsi que le marché des titres publics de la Beac, pour apurer, entre décembre 2021 et janvier 2022, des impayés d’un montant de 182 milliards FCfa réclamés par la compagnie d’électricité. Cette manne avait permis à Eneo de désintéresser ses fournisseurs, dont Globeleq, qui avait reçu 68 milliards FCfa au total (53 milliards pour Kpdc et 15 milliards pour Dpdc).
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