Commerce illicite du tabac : le double jeu des multinationales
Alors que les cigarettiers se posent en victimes et se positionnent en partenaires du gouvernement dans la lutte de ce fléau, un rapport documenté montre qu’ils sont plutôt les instigateurs et premiers bénéficiaires du phénomène.
Le 20 juillet 2020, le président de la République a promulgué la loi l’autorisant à ratifier le Protocole pour l’élimination du commerce illicite du tabac, adopté quelques jours plus tôt, par le Parlement. Paul Biya peut donc, à tout moment, prendre le décret de ratification de ce premier protocole à la Convention-cadre de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) pour la lutte antitabac. Selon le ministre du Commerce, Luc Magloire Mbarga Atangana, « cette ratification permettra de muscler le dispositif de lutte contre la fraude et la contrebande des produits du tabac ». Anticipant ces évolutions, British American Tobacco (BAT), engage en août 2018, à travers sa filiale locale et aux côtés du Groupement inter-patronal du Cameroun (Gicam), une campagne contre le commerce illicite des cigarettes. De l’analyse faite par la Coalition camerounaise contre le tabac (C3T), « il s’agit de faire comprendre aux autorités que l’industrie du tabac est une victime du commerce illicite et se positionner comme un partenaire de la lutte contre ce fléau ». Une campagne à laquelle ne devrait pas céder l’État du Cameroun met en garde Stopping Tobacco Organizations and Products (STOP). Dans un rapport publié en 2019, l’organisme de surveillance de l’industrie du tabac demande aux États de ne surtout pas considérer les multinationales du tabac comme des partenaires dans cette lutte. Pour cette structure, dont la mission est de révéler les stratégies et les tactiques de l’industrie du tabac allant à l’encontre de la santé publique, il s’agit du début d’un stratagème visant à saboter le combat contre le commerce illicite des produits du tabac dont les multinationales seraient les principaux acteurs et bénéficiaires contrairement à ce que leurs discours laissent croire.
Pays à haut risque
Pour comprendre ces accusations, il faut savoir que le tabac étant de plus en plus taxé, la contrebande (c’est-à-dire le fait d’introduire ou de vendre une marchandise sur un territoire sans payer les impôts et taxes) est un moyen efficace pour rendre le produit accessible, créer l’addiction notamment chez les jeunes et assurer l’augmentation des ventes sur la durée. Une pratique très courante au sein de l’industrie du tabac. «Des analyses indépendantes de données diverses au niveau mondial, régional et national, montrent de manière répétée que la majorité (environ les deux tiers) du marché des cigarettes illégales est constitué des cigarettes provenant de l’industrie du tabac », soutient STOP. « Il est prouvé que les grandes entreprises de l’industrie du tabac ont continué à surproduire dans des juridictions où les taxes étaient moins élevées, pour ensuite faire revenir les produits en contrebande dans le pays cible ». Dans la sous-région Afrique centrale, le Cameroun est le pays le plus exposé à ce type de pratiques. « Une analyse comparée de la fiscalité camerounaise du tabac à celles des autres pays de la Cemac, de certains pays de la CEEAC et surtout du Nigeria ou du Bénin, montre que le Cameroun est un marché à fiscalité élevée. Ce qui justifierait les activités de contrebande de cigarettes étrangères en provenance du Nigeria, sur son territoire », indique-t-on à la direction générale des Douanes (DGD) à Yaoundé. Pour le seul compte du premier trimestre 2020, la DGD affirme avoir saisi 60 000 tiges de cigarettes de contrebande. Selon la une revue globale des expériences des pays confrontés au commerce illicite du tabac, publiée par la Banque mondiale en janvier 2019, le Cameroun est le pays le plus touché en Afrique. Le commerce illicite représenterait jusqu’à 41% du marché du tabac alors que les autres pays oscillent entre 38 et 25%. Ce qui détruit l’industrie locale. La quasi-totalité des unités de production des cigarettes du pays a fermé leurs portes et les cigarettes commercialisées sur le territoire national sont dans leur majeure partie importée. Le fléau génère aussi d’importantes pertes fiscales. Selon le ministre du Commerce, le Cameroun a perdu, en termes de recettes fiscales non recouvrées, 10 milliards de FCFA en 2018 du commerce illicite du tabac. Et il n’est pas exclu que l’évaluation ait été minorée.
« Round-Tripping »
En 2007, BAT, implantée dans au Cameroun depuis 1986, a démantelé son unité de production de cigarette dans le pays pour se contenter de distribuer ses produits importés. Pour justifier sa décision, le cigarettier évoque alors le déferlement sur le marché de cigarettes importées illégalement notamment du Nigeria. Dans un rapport réalisé en 2018, le Bureau de mise à niveau des entreprises pointe aussi « l’entrée en vigueur des dispositions de la Convention-cadre de la lutte antitabac de l’OMS », ratifiée par le Cameroun en octobre 2005. Par ailleurs, au cours de l’année 2007, de nombreuses mesures renchérissant les charges de commercialisation légale du tabac dans le pays ont été prises. La firme britannique s’est-elle alors laissé tenter par le « roundtripping » ? Aucun élément factuel ne le prouve, mais les soupçons sont justifiés, la multinationale ayant souvent eu recours à cette pratique qui consiste à surproduire dans des juridictions où les taxes sont moins élevées, pour ensuite faire revenir les produits en contrebande dans le pays cible. D’ailleurs, BAT a délocalisé sa production du Cameroun pour le Nigeria, pays à la fiscalité du tabac faible. Cinq ans après cette décision, le chiffre d’affaires au Cameroun du fabricant britannique de cigarettes a bondi passant de 19,4 à 31,5 milliards de FCFA, selon le rapport 2014 sur la mise en œuvre de la Convention-cadre de la lutte anti-tabac de l’OMS.
Le cheval de Troie
Le Protocole pour l’élimination du commerce illicite du tabac que le Cameroun est en passe de ratifier vise à réduire ce type de pratique en sécurisant la chaîne logistique des produits du tabac fabriqués légalement grâce à un système de suivi et de traçabilité efficace. Concrètement, les paquets de cigarettes et de tabac à rouler doivent afficher une marque d’identification unique et sécurisée afin qu’il soit possible de les suivre depuis leur lieu de production jusqu’au moment où toutes les taxes sont payées, de sorte qu’il soit possible, si les produits se retrouvaient sur le marché illicite, de retracer leur parcours pour identifier le lieu où le détournement a eu lieu. Mais les multinationales du tabac, qui considèrent l’Afrique comme un marché d’avenir, n’abdiquent pas. «Les grandes entreprises de l’industrie du tabac collaborent pour prendre le contrôle du système de suivi et de traçabilité prévu par le Protocole afin de l’affaiblir », alerte STOP. La députée de l’opposition Rolande Ngo Issi que de telles manœuvres sont en cours dans le pays. « Il existe des industries du tabac qui s’organisent, avec le soutien de certains compatriotes, pour influencer le choix de ce mécanisme de contrôle », a-telle alerté lors de l’examen du texte au Parlement. Au sein de la filière, les opérateurs locaux redoutent par ailleurs que les multinationales usent du système de traçage de ce dispositif pour « éliminer les petits industriels du marché ». Le sujet est qualifié « de déterminant pour l’avenir de la filière nationale ». «Le système de traçage des cigarettes doit préserver la production locale », martèle Patrice Yantho, un conseil en investissements proche des producteurs locaux de tabac.
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Les cinq conseils de STOP pour réussir la mise en œuvre d’un système de traçabilité efficace
Après la ratification du Protocole pour l’élimination du commerce illicite du tabac, le Cameroun devra le mettre en œuvre. Et cela passe par la mise en place d’un système de traçabilité. Au regard de la volonté manifeste de l’industrie du tabac de le contrôler en vue de l’affaiblir, Stopping Tobacco Organizations and Products (STOP), organisme de surveillance de l’industrie du tabac, donne des astuces aux États.
1. Les gouvernements doivent s’assurer que leur mise en œuvre du Protocole sur le commerce illicite, et notamment le système de suivi et de traçabilité des produits, est conforme à l’Article 5.3 de la Convention-Cadre pour la lutte antitabac et à l’exigence formulée dans le Protocole selon laquelle les obligations attribuées à l’une des Parties « ne devront pas être réalisées par ou déléguées à l’industrie du tabac. » Cela oblige les gouvernements à rejeter tout système de suivi et de traçabilité basé sur Codentify ou toute propriété intellectuelle appartenant ou ayant appartenu à l’une des grandes entreprises de l’industrie du tabac. Pour cela, les Parties doivent :
a. Rejeter tout partenariat avec l’industrie du tabac, tout financement, toute formation ou toute autre proposition de la part de l’industrie du tabac et ceux qui travaillent avec elle en lien avec les systèmes de suivi et de traçabilité et les politiques contre le commerce illicite de façon plus générale. b. Exiger plus de transparence lors des appels d’offres, de la contractualisation et de la mise en place des systèmes de suivi et de traçabilité. En particulier, les parties doivent : i. Exiger la déclaration complète des conflits d’intérêts de toutes les organisations impliquées, y compris celles qui répondent aux appels d’offres et qui sont impliquées dans toutes les étapes de fourniture, d’installation et de livraison. Cela inclut les fournisseurs de services de stockage de données, de marques d’identification, de dispositifs antifraudes et les auditeurs du système. ii. Insister pour que cette déclaration inclue des détails sur (i) les liens avec les entreprises du secteur du tabac, la DCTA et Inexto, (ii) tout rôle qu’ils pourraient avoir joué dans le développement de Codentify et ses dérivés; (iii) l’adhésion à une organisation commerciale.
c. Garantir qu’aucune organisation ayant des liens avec l’industrie du tabac ou impliquée dans le développement de Codentify ou Inexto Suite n’est impliquée dans la fourniture, l’installation, la livraison ou les audits de quelque élément que ce soit du système de suivi et de traçabilité, pour garantir au contraire que ces éléments sont fournis par des organisations indépendantes de l’industrie du tabac.
d. Garantir que l’industrie du tabac ne peut pas choisir les organisations qui fourniront les éléments du système de suivi et de traçabilité, y compris les fournisseurs de systèmes de stockage de données, de dispositifs antifraudes, de générateurs de marque d’identification uniques et les auditeurs.
e. Enquêter sur toute organisation qui fait la promotion d’un système numérique de vérification de paiement des taxes pour vérifier si elle a des liens avec l’industrie du tabac. La première étape la plus simple est de vérifier le nom de l’organisation sur le site internet de l’Université de Bath www. TobacccoTactics.org. Si des inquiétudes persistent, le gouvernement doit investiguer davantage et, si nécessaire, contacter l’équipe de l’Université de Bath par email ou un moyen de communication sécurisé depuis le nouveau site internet exposetobacco.org.
f. S’assurer que les contrats des systèmes de suivi et de traçabilité peuvent être annulés sur la base de preuves de l’implication de l’industrie du tabac dans n’importe lequel des aspects cités ci-dessus.
2. Les gouvernements doivent s’assurer de garder, ou que l’autorité compétente qu’ils ont désignée garde le contrôle direct de leurs systèmes de suivi et de traçabilité via leurs relations contractuelles et le modèle de gouvernance. Cela inclue le contrôle contractuel direct de tous les fournisseurs de services, y compris les droits découlant de ces contrats en lien avec les niveaux de service et les recours possibles si le système est compromis ou si le fournisseur de services n’a pas rempli ses obligations de manière adéquate, a été négligent ou s’est entendu avec l’industrie du tabac. Des conseils détaillés sur la manière de mettre en place un système de suivi et de traçabilité indépendant et efficace en conformité avec le Protocole sont disponibles dans le Framework Convention Alliance ITP Guidebook.
3. Les gouvernements doivent aussi inclure les importants éléments techniques suivants dans leurs systèmes de suivi et de traçabilité : a. L’utilisation, lorsqu’elle est possible, des normes internationales généralement acceptées qui sont pertinentes pour sécuriser le système. b. Des éléments de solution provenant de sources indépendantes, comme des marques d’identification qui permettent de distinguer les produits les uns des autres (par exemple des codes-barres), des caractéristiques de sécurité qui permettent de déterminer si un produit est authentique (par exemple des hologrammes, des micro impressions, des marqueurs moléculaires), des dispositifs antifraudes qui garantissent la sécurité du système sur les lieux de production (par exemple des caméras, des sceaux, des compteurs) et des dispositifs d’authentification (par exemple des lecteurs spécialisés, des applications pour téléphone portable, etc.) qui permettent aux autorités compétentes de vérifier l’authenticité des marques d’identification uniques et des caractéristiques de sécurité. c. Des caractéristiques de sécurité conçues pour empêcher toute contrefaçon/imitation, semblables à celles qui sont utilisées pour les timbres fiscaux, les passeports et les billets de banque qui sont soumis à des contrôles rigoureux au cours de leur fabrication et dans la chaîne logistique.
4. Les gouvernements ne doivent pas prendre le système de l’UE comme un exemple de bonnes pratiques, étant donné les preuves qui existent de l’influence de l’industrie du tabac dans son développement, le fait que des fournisseurs de solutions de l’industrie du tabac, connus de longue date, ont été acceptés pour mettre en œuvre le système, et l’inquiétude qui existe que ce système attribue des responsabilités clés à l’industrie du tabac, ce qui pourrait contrevenir aux exigences d’indépendance formulées dans le Protocole.
5. Les Parties, et en particulier les petits pays, doivent considérer la possibilité de coopérer à l’échelle régionale pendant le processus d’appel d’offres, éventuellement en passant par les organisations d’intégration économique régionales. Cela leur permettrait de mettre leurs ressources en commun, d’être dans une meilleure position pour négocier, et cela pourrait contribuer à réduire les chances que l’industrie du tabac ait la mainmise sur le système.
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